Avec la pression des éditeurs qui poussent vers toujours plus de « jeux live services » / Game as a Service (des jeux ayant une forte composante en ligne qui poussent à la consommation régulière sous diverses formes monétisables), de plus en plus de joueureuses ont pu connaître la déception de voir l’un de leurs jeux devenir injouable d’une façon ou d’une autre. Nous parlerions même de « services d’exploitation » pour désigner ces pratiques si nous ne craignions pas que l’on nous accuse d’exagérer.
C’est une « évolution » assez dommageable au sens où pendant longtemps, ce qui disparaissait relevait plutôt de modes multijoueurs, potentiellement très appréciés mais secondaires par rapport à l’expérience principale vendue (on peut penser à Metal Gear Online, par exemple). Plus récemment, on a vu la dégradation de plus en plus rapide du service pour des jeux où la composante multijoueur est prépondérante (par exemple, les dégradations du service sur des versions de Call of Duty (🇬🇧) quand l’éditeur du jeu continue à engranger un profit sur d’éventuelles ventes de contenu).
Mais de plus en plus, même du contenu pensé pour le jeu solo et ne bénéficiant que partiellement voire pas du tout de fonctionnalités en ligne se retrouve à la merci de fins de services arbitraires, avec un exemple récent sur le jeu The Crew qui a été un révélateur pour beaucoup sur cette tendance que nous décrivons.
C’est dans ce contexte que s’est montée l’initiative Stop Killing Games, qui souhaite mettre fin à cette pratique. Le STJV apporte son soutien à l’initiative, à la fois parce qu’elle nous semble réalisable et parce qu’elle nous semble répondre à des attentes raisonnables pour la préservation des jeux et le respect de celleux qui y jouent.
En particulier, nous invitons toute personne vivant dans l’Union Européenne à signer la pétition auprès de la Commission européenne afin de promouvoir l’initiative et d’exiger sa codification au niveau de l’UE.
Quant aux raisons qui nous poussent à soutenir cette initiative, voilà notre raisonnement :
Les exigences de l’initiative sont réalisables
L’initiative telle que décrite notamment dans la pétition européenne décrit une règle simple : un projet doit avoir prévu une « solution de sortie » en cas de fin d’exploitation du service. Un studio produit un jeu solo sans composante en ligne ? Bravo, il n’y a rien à changer. Le jeu contient du contenu en ligne ? Il y a une multitude de possibilités à explorer – des solutions qui ont pour beaucoup d’entre elles déjà été éprouvées sur des prédécesseurs, parfois déjà vus comme des classiques. On peut en lister certaines :
- Continuer à faire tourner des serveurs relativement peu coûteux (mais nous ne voudrions pas trop faire baisser le bonus du PDG d’Electronic Arts (🇬🇧), le pauvre !)
- Prévoir que le contenu ne dépendant pas d’une connexion internet reste jouable après la fermeture des serveurs (comme Ubisoft a promis de le faire pour les jeux suivants de la licence The Crew)
- La mise à disposition du code nécessaire à reproduire les serveurs au sein de la communauté, permettant aux personnes souhaitant jouer en ligne de le faire de leur propre initiative (à ce sujet, voir l’encart sur City of Heroes plus bas)
Ce ne sont ici que des suggestions, et le but de l’initiative n’est pas de rendre l’une ou l’autre obligatoire, mais bien, rappelons-le, d’imposer d’avoir prévu une solution. Décortiquons à ce sujet la réponse à côté de la plaque (🇬🇧) de Video Games Europe, lobby européen des entreprises vendeuses de jeux vidéo :
the industry ensures that players are given fair notice of the prospective changes in compliance with local consumer protection laws
l’industrie s’assure que les joueureuses reçoivent un préavis raisonnable sur les changements prévus dans le respect des lois locales de protection des consommateurices
Nous remercions ces gracieuses personnes de bien vouloir respecter la loi, voilà qui est tout à leur honneur. Cela tombe bien, l’idée de l’initiative est de faire évoluer la réglementation. Il n’y aura qu’à s’adapter !
Private servers are not always a viable alternative option
Les serveurs privés ne sont pas toujours une alternative viable
C’est bien pour ça qu’il n’est pas question d’imposer cette solution uniquement.
In addition, many titles are designed from the ground-up to be online-only; in effect, these proposals would curtail developer choice by making these video games prohibitively expensive to create.
De plus, beaucoup de jeux sont conçus dès le départ pour être uniquement en ligne ; ces propositions auraient pour effet de réduire les choix de développement en rendant ces jeux trop chers à créer.
On nage dans le délire ici. Cette argumentation, reprise par des commentateurs peu scrupuleux, est au mieux mal avisée et au pire mensongère : si la réglementation change, il faudra concevoir différemment. L’industrie s’adapte en permanence à des évolutions juridiques ou techniques, pourquoi en irait-il autrement ici ?
On le voit, la posture des éditeurs est absolument intenable. Les demandes ne sont pas révolutionnaires, et s’il venait à l’idée de ces dirigeants d’entreprises aux titres ronflants de consulter leurs équipes de développement, la réponse serait que rien n’est impossible et que les solutions sont tout-à-fait trouvables et implémentables.
Cette demande est logique et légitime
Tout d’abord, reconnaissons que cette pratique d’abandon de jeux est singulière. C’est une forme d’obsolescence programmée particulièrement agressive, où un produit parfaitement fonctionnel est comme détruit à distance par l’entreprise productrice. Si on peut voir des similarités par exemple avec le monde de l’électronique où les mises à jour finissent par s’arrêter par exemple pour les smartphones, au moins l’objet lui-même est laissé en état de fonctionner.
Sous couvert d’une économie numérique qui s’affranchirait des règles les plus élémentaires du commerce au prétexte qu’elle est différente, il s’agit une fois encore d’un mépris affiché des éditeurs envers le public et leur clientèle. Nous qui développons les jeux ne demandons qu’à ce qu’ils restent jouables, mais par mesures d’économies de bouts de chandelles ou par incurie, les projet se retrouvent jetés au rebut alors même que des joueureuses ne demanderaient qu’à continuer à jouer à un jeu pour lequel ils ont payé. Imagine-t-on un studio de cinéma s’introduire dans notre logement pour y brûler les Blu-Ray de ses films ?
La campagne Stop Killing Games a aussi fait revenir au goût du jour les discussions sur la préservation des jeux vidéo. En France, l’un des acteurs de la préservation est la BnF via le dépôt légal des jeux vidéo. Néanmoins, là encore, à quoi bon conserver une galette de jeu vidéo si l’éditeur peut la rendre inopérante en coupant l’accès aux serveurs nécessaires à son fonctionnement ? Un travail de fourmi est effectué en silence par des dizaines de bénévoles au sein d’associations pour préserver des jeux anciens qui nécessitent un matériel tout aussi vieillot, mais le défi actuel est bien d’empêcher cette nouvelle vague de dégradations. Au tournant du millénaire, la forme préférée du jeu en ligne était d’utiliser des serveurs communautaires, ce qui permit de continuer à les faire fonctionner une fois que l’éditeur se désistait. Un quart de siècle plus tard, c’est finalement d’un retour aux bonnes pratiques dont on parle ici !
Encart : l’exemple de la « solution de sortie » de City of Heroes
Un exemple probant de ce que permettrait une législation concernant la fin de vie des jeux est celui de City of Heroes Homecoming.
City of Heroes, un MMORPG populaire a en effet vu la disparition de son équipe de développement et la clôture de ses serveurs fin 2012, alors que le jeu était rentable et se portait bien, un peu plus d’un an après son passage à un modèle hybride de financement pour coller au modèle free to play, alors en plein explosion, et l’annonce de nouveau contenu à venir.
Le 31 août 2012, le studio Paragon Studios (qui avait repris le flambeau après le départ de Cryptic Studios, studio créateur du jeu), annonce sa fermeture, et que les serveurs du jeu seront fermés 3 mois plus tard, le 30 novembre 2012, sur décision de l’éditeur, et sans recours possible.
Devant l’incompréhension de la décision brutale de l’éditeur NCSoft (maison mère d’entre autre Arena Net, le studio de la série Guild Wars), la communauté c’est immédiatement mobilisé pour demander à NCSoft de céder la licence et les droits d’exploitation, ainsi que le code source du jeu et des serveurs, afin de permettre aux développeurs de continuer à travailler sur le jeu. Une proposition soutenue par les développeurs eux même, qui, on le sait maintenant, étaient en discussion avec NCSoft pour obtenir leur indépendance et les droits d’exploitation du jeu.
NCSoft fit la sourde oreille pendant de longues années, refusant de signer la vente de la licence aux développeurs au dernier moment lors d’un effort pour faire revivre le jeu en 2014, et ne répondant jamais à aucune sollicitation de la communauté ou de la presse, et laissant le jeu et la licence morts pendant de longues années.
Le 15 Avril 2019, l’information circula qu’un serveur « privé » faisant fonctionner la dernière version du jeu existait depuis 6 ans. 3 jours plus tard, le code source du serveur fuita, et la communauté se mobilisa alors immédiatement pour créer de nouveaux serveurs du jeu, alors que NCSoft menaçait les créateurices de ces serveurs de menaces légales.
La communauté ignora les menaces, et parmi tous les serveurs qui sont apparus, l’un d’entre eux, Homecoming, pu restaurer non seulement tout le contenu du jeu, mais également les mises à jour voulues par le studio original, et qui n’avait pas pu être déployées à l’époque.
Le 4 janvier 2024, après presque 5 ans de menaces et tractations de la part de NCSoft, l’éditeur fini par accorder une licence d’exploitation officielle (mais limitée) à l’équipe du serveur City of Heroes Homecoming.
Il aura donc fallu plus de 11 ans entre la clôture des serveurs du jeu, et l’officialisation d’un serveur « privé » pour jouer à un jeu dont la communauté n’a jamais cessé d’espérer un retour.
Ceci illustre bien qu’il soit possible, avec une communauté de fans motivés, de garder en vie des jeux demandant pourtant une infrastructure complexe, mais surtout, le constat est que si à l’époque il avait existé une législation concernant la fin de vie du jeu, qui aurait obligé l’éditeur non pas à maintenir le jeu indéfiniment en ligne, mais simplement à laisser à la communauté les outils permettant au jeu d’exister, il est fort probable que ce ne soit pas 11 ans qu’il aurait fallu attendre, mais tout au plus quelques mois, pour que les fans du jeu puisse continuer à y jouer.