Procès des ex-cadres d’Ubisoft : derrière les excuses, les responsabilités

Du 2 au 5 juin dernier a eu lieu le procès de trois ex-cadres d’Ubisoft. Serge Hascoët, Thomas « Tommy » François et Guillaume Patrux comparaissaient au tribunal judiciaire de Bobigny pour des faits de harcèlement sexuel et moral, complicité de harcèlement sexuel et moral, ou tentative d’agression sexuelle.

Le STJV s’est constitué partie civile dans ce procès pour défendre les droits des travailleureuses, et en soutien aux victimes qui demandent justice et au syndicat Solidaires Informatique.

Nous exposons ici notre position, en reprenant notamment des éléments de la plaidoirie de Me Sophie Clocher, avocate qui représentait le STJV au procès.


Tout d’abord, rappelons que ce procès existe dans une réalité où énormément de victimes s’arrêtent bien avant le tribunal. Combien de victimes des agissements à Ubisoft étaient absentes du tribunal à ce procès ? Impossible de donner un chiffre, mais il est assurément très élevé. Par manque de moyens, par découragement, parce qu’écrasées par la société… de nombreuses personnes ne se défendent pas, en entreprise ou au tribunal.

Il y a une réelle discrimination sexiste par voie de harcèlement sexuel dans l’industrie. Il était notamment très parlant d’entendre que, pour les prévenus, voir un homme se frotter à un autre homme était un problème, mais que quand c’était avec une femme ils ne se rendaient même pas compte du souci. C’est une vraie grille de lecture de domination patriarcale qui se révèle, de leur propre bouche.

L’industrie du jeu vidéo a toujours été et est encore très hostile aux femmes. En 2024, elles représentent à peine 20% de l’industrie, chiffre en forte baisse par rapport à 2022 de l’aveu même du patronat, et qui est encore plus faible dans les studios de production. Chez Ubisoft, passé 40 ans les femmes disparaissent complètement. De même pour les postes à haute visibilité ou responsabilité : très peu de femmes se voient confier la direction créative d’un projet, par exemple.

L’excuse d’une « culture créative » brandie par les prévenus est absurde. C’est plutôt une culture viriliste et puérile qui prévalait. Une culture qui, Serge Hascoët l’a reconnu lui-même devant le tribunal, ne contribuait pas à favoriser la créativité de toute façon ! Mais les jeux se vendaient donc toute remise en cause était balayée, et elle reste à faire encore aujourd’hui. Serge Hascoët et son service éditorial étaient vus comme les sources de la réussite d’Ubisoft, d’une manière similaire à un culte du cargo : ils étaient là au bon endroit au bon moment, et l’entreprise ne cherchait pas à comprendre les réels tenants et aboutissants de la production et du succès (ou de l’échec) des jeux vidéo.

Le service éditorial d’Ubisoft n’est qu’une loupe sur un mal répandu dans toute l’industrie, une distorsion de la norme où « les créatifs » ont tous les droits, où les insultes ne sont pas des insultes (« Quand je traitais quelqu’un de con ou de nul, ce n’était pas pour dire qu’il était con ou nul » a osé Guillaume Patrux). Une victime a comparé ce service, de manière malheureusement très juste, à la série Severance : une forme de dissociation pesait sur les victimes de ces « créatifs » plus occupés à inventer de nouvelles formes de brimades plutôt qu’à contribuer à la bonne marche de l’entreprise. De ce témoignage, nous retenons également cette phrase glaçante : « j’avais l’impression que la loi s’arrêtait aux portes d’Ubisoft ».

Ce procès démontre bien le désintérêt assumé et revendiqué pour le droit, en particulier du travail. « C’est le rôle des RH » peut-on entendre de la part de Serge Hascoët, numéro 2 d’une multinationale de plus de 20 000 employé·es, qui prétend également ne pas avoir un rôle de manager. S’il ne s’y connaissait pas, il avait amplement les moyens de s’intéresser à ces problématiques et de se former. Qu’il ait choisi de ne pas le faire, à l’instar de l’ensemble du patronat, est révélateur.

Ubisoft, l’éléphant au milieu du tribunal

Si on a pu noter la présence de son avocate, venue prendre des notes extensives tout au long des 4 jours d’audience, le groupe Ubisoft était le grand absent du banc des prévenus. Jusqu’à l’explosion de témoignages en 2020, relayés dans la presse, il n’existait pas à Ubisoft de systèmes d’alerte, en-dehors du minimum légal spécifique au signalement de faits de corruption, prévu par la loi Sapin II.

Les témoignages ont bien étayé à quel point la direction d’Ubisoft était, au mieux, volontairement ignorante de ce qui se passait à l’étage juste en-dessous du bureau du PDG. Yves Guillemot a même eu l’occasion de consoler une victime en pleurs : comment peut-il oser continuer de faire semblant de ne pas avoir été au courant ?

Depuis 2020, le système spécifique aux faits de corruption a été étendu aux remontées de harcèlement mais, malgré les demandes régulières des représentant·es du personnel, l’opacité continue de régner à Ubisoft, écrasant toujours autant les travailleureuses. Notre article de 2021 est malheureusement toujours d’actualité : Harcèlement : Ubisoft préfère jouer la montre et faire de la comm’ que protéger les employé·es – STJV

Devant ces faits « sidérants », devant ce dossier « indescriptible » comme l’ont très bien décrit les avocat·es des parties civiles, il nous semble crucial que les responsabilités de toutes et tous soient reconnues : Ubisoft a mis en danger ses employé·es. Un·e élu·e du personnel s’est fait harceler, placardiser, et pousser dehors. De nombreuses victimes ont aujourd’hui encore des problèmes à travailler en entreprise, à cause de ce qu’iels ont vécu à Ubisoft. Nous ne l’oublierons pas !

Rappelons quand même que, contrairement à ce que leurs avocats ont tenté de plaider, la responsabilité d’Ubisoft ne retire aucunement leur responsabilité personnelle aux prévenus. Personne n’a forcé Serge Hascoët, Thomas « Tommy » François ou Guillaume Patrux à insulter, harceler ou agresser leurs collègues.

Nous espérons que justice sera rendue.

À toutes les victimes, à toutes les personnes qui souffrent en entreprise pour quelque raison que ce soit, nous vous répétons notre soutien indéfectible, et nous vous invitons à nous contacter par quelque moyen que ce soit : ensemble, nous avons le pouvoir de mettre fin à ces actes !

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